
Après les deux premiers volets de la saga, cap sur le troisième tome de l’Amie Prodigieuse, intitulé « Celle qui Fuit et Celle Qui Reste » ! Nous y retrouvons Elena, fiancée à Pietro Airota, rencontré lors de ses études, et qui vient de publier son premier roman, un roman qui suscite l’intérêt et le scandale en Italie comme à l’internationale. Quant à Lila, désormais séparée de Stefano, elle doit réapprendre à vivre afin de subvenir au besoin de son fils Gennaro, aux côtés d’Enzo.
Ce roman, c’est celui de l’éloignement ; du désir de fuir d’Elena, afin de grandir loin de son quartier, de se libérer de cette entrave pour mieux se découvrir. Comme toujours, la plume de l’auteure possède l’extraordinaire capacité de nous faire ressentir toute les émotions de son héroïne, depuis ses déconvenues à ses plus grandes joies. De la saga, il s’agit sans doute du roman le plus dense et le plus abouti à mes yeux !

Alors que les hommes se lancent dans des aventures spatiales, pour les femmes, la vie sur la planète doit encore commencer. La femme est l’autre face de la terre.
ELENA GRECO

TITRE : L’Amie Prodigieuse (3) ; Celle qui fuit et celle qui reste.
AUTEUR : Elena Ferrante
ÉDITÉ PAR : Editions Gallimard, collection Folio.
NOMBRE DE PAGES : 544 pages
DATE DE PARUTION : 3 Janvier 2017
GENRE : Littérature Contemporaine, Drame
PRIX : 23,00 (grand format) / 8,50€ (poche)
RÉSUMÉ : Pour Elena, comme pour l’Italie, une période de grands bouleversements s’ouvre. Nous sommes à la fin des années soixante, les événements de 1968 s’annoncent, les mouvements féministes et protestataires s’organisent, et Elena, diplômée de l’École normale de Pise et entourée d’universitaires, est au premier rang. Même si les choix de Lila sont radicalement différents, les deux jeunes femmes sont toujours aussi proches, une relation faite d’amour et de haine, telles deux sœurs qui se ressembleraient trop. Et, une nouvelle fois, les circonstances vont les rapprocher, puis les éloigner, au cours de cette tumultueuse traversée des années soixante-dix. Celle qui fuit et celle qui reste n’a rien à envier à ses deux prédécesseurs. À la dimension historique et intime s’ajoute même un volet politique, puisque les dix années que couvre le roman sont cruciales pour l’Italie, un pays en transformation, en marche vers la modernité.

Comme précisé précédemment, « Celle qui Fuit et celle qui Reste » apparaît sans aucun conteste comme le roman le plus riche et le plus abouti de la saga ; c’est celui de la maturité, celui qui rentre dans le cœur du sujet : la découverte et la quête de soi, le besoin d’existence et de reconnaissance. C’est celui de l’évolution dans un société en plein mouvement, bouillonnante, dont les fissures et les fractures se répercutent sur chacun des personnages.
Des ouvriers qui triment du matin au soir, mais qui ont le pouvoir ? c’est du vent, censé faire passer la pilule de la fatigue. Tu sais bien que c’est une condition terrible, ce qu’il faut, ce n’est pas l’améliorer, mais l’éradiquer, et ça tu le sais depuis que tu es petite.
Cette nouvelle densité au roman, qui succède déjà à deux périodes très riche de la vie d’Elena Greco et de Lila Cerullo, nous plonge au cœur des années 70, en pleine révolution sociale. L’Italie se fragmente d’autant plus, et nos deux héroïnes se trouvent, chacune à leur manière, confrontée aux réalités économiques, culturelles, sociales de leur pays. Alors que Lila expérimente le prolétariat à l’usine et les affrontements politiques, Elena, elle, s’insère dans un monde bien différent du milieu qui l’a vu grandir, avec, à la clé, l’expérience de la condition de la femme dans une société en plein mouvement.
Ici, donc, nous nous éloignons des deux premiers tomes ; il n’est plus question pour Elena de vivre dans l’ombre de son amie et de son quartier, mais de se forger sa propre expérience personnelle, sa propre identité, malgré une tendance à l’immobilisme qui en agacera certainement plus d’un.

En réalité nous étions prises dans une chaîne dont les anneaux étaient de plus en plus grands : le quartier renvoyait à la ville, la ville à l’Italie, l’Italie à l’Europe, et l’Europe à toute la planète. Et aujourd’hui, c’est ainsi que je vois les choses : ce n’est pas notre quartier qui est malade, ce n’est pas Naples, c’est le globe terrestre tout entier, c’est l’Univers, ce sont les univers ! Le seul talent consiste à cacher et à se cacher le véritable état des chose.
Si l’auteure nous éloigne encore plus du quartier d’origine d’Elena alors que cette dernière s’envole vivre à Florence avec Pietro pour y fonder sa famille, elle ne manque pas pour autant de nous décrire avec minutie et précisions un société italienne en plein mouvement, que ce soit par le prisme de Lila, confrontée à la lutte contre le prolétariat, ou Elena, qui, elle devient victime de la société patriarcale. L’une comme l’autre, nous deux héroïnes font face aux mouvements sociaux qui secouent leurs pays, et qui les affectent à différents niveaux ; ainsi, Elena voit rapidement son mariage se déliter peu à peu dans l’isolement et la frustration, conduite à renoncer à ses projets pour tenir la maison et les enfants alors que son mari travaille sans jamais l’aider ; de son côté, Lila affronte la violence des patrons, des combats et des rixes de rues, renoue avec Pasquale, ami d’enfance, et s’engage politiquement dans la lutte des classes. Si Elena va vers de nouveaux horizons, Lila, elle, cultive le chez soi et s’attache à rester vivre au quartier, indifférente aux problèmes en dehors de Naples. L’une comme l’autre, Elena et Lila incarnent deux niveaux de politiques, deux niveaux de réalités sociales ; l’une plus large, l’autre, très centrée.
Une société qui trouve naturel d’étouffer autant d’énergies intellectuelles féminines avec les tâches domestiques et l’éducation des enfants, est sa propre ennemie et ne s’en aperçoit même pas.
Les espoirs qu’Elena avaient fondé en quittant Naples pour Florence, se retrouvent rapidement noyés sous son mariage avec Pietro, pavés de désillusions, de frustrations, et de multiples crises. Ses ambitions d’auteurs sont relégués au second plan avec la tenue de la maison, avec une expérience de la maternité qui l’oppresse et qui l’étouffe ; peu à peu, son rôle de femme, et son rôle de mère, la coupe d’une société qui l’avait beaucoup plus incluse et dans laquelle et prenait plus corps durant ses études à l’Ecole Normale. De cette frustration naissent les réflexions, profondes, et toujours actuelle, de la condition de la femme dans la société, pas seulement en Italie. Alors qu’Elena fait figure d’autorité universitaire dans son quartier avec la parution d’un roman qui rencontre le consensus silencieux des femmes et la désapprobation des hommes du fait du parler très cru de son rapport à la sexualité, elle est en revanche très peu considéré par son propre époux, dont elle finit par se lasser. Le retour de Nino Sarratore, dont elle est amoureuse depuis l’enfance, précipite ses désirs de liberté.
Devenir. Ce verbe m’avait toujours obsédée, mais c’est en cette circonstance que je m’en rendis compte pour la première fois. Je voulais devenir, même sans savoir quoi. Et j’étais devenue, ça c’était certain, mais sans objet déterminé, sans vraie passion, sans ambition précise. J’avais voulu devenir quelque chose – voilà le fond de l’affaire – seulement parce que je craignais que Lila devienne Dieu sait quoi en me laissant sur le carreau. Pour moi, devenir, c’était devenir dans son sillage. Or, je devais recommencer à devenir mais pour moi, en tant qu’adulte, en dehors d’elle.
Du fait de cette éloignement avec Naples et de son désir de liberté, d’estime et de respect, Elena perd peu à peu contact avec Lila, et les dix années que couvrent le roman marquent une forte rupture, un flou dans sa relation avec elle. Sa quête d’identité et d’elle-même passe par le refuse de communication avec Lila, par peur de sentir leur ancienne rivalité reprendre le dessus sur elle-même ; elle se passe, en outre de son approbation, et la tient de fait à l’écart de sa vie, contribuant ainsi à se couper encore plus de son quartier d’origine dont elle ne veut plus retrouver la trace.
Le moindre choix a son histoire, et beaucoup d’événements de notre existence restent tapis dans un coin en attendant le moment de surgir, et ce moment finit par arriver.
Ce roman offre ainsi une mise en parallèle entre la vie du quartier, très pauvre, vulgaire, et la vie d’une société plus aisée et cultivée, soulignant encore plus les fragmentations qui sillonnent l’Italie et ses citoyens. Même si les vieilles idées de corruptions et de violences sont moins présentes que par le passé, elles résistent, tenace, au travers de Lila toujours liée aux manipulations de Solara et du prolétariat. Elena, elle, découvre une autre forme de violence et de torture, plus psychologique ; les responsabilités et les idées que les hommes projettent sur les femmes et le monde dans lequel ils s’obstinent à les confiner. Ce féminisme fait beaucoup de bien à l’intrigue et lui permet de prendre plus d’ampleur encore et de consistance, sans pour autant le durcir autant que ses deux prédécesseurs.
Et enfin, que dire de l’amitié entre Elena et Lila ? Cette amitié qui les ronge toutes les deux mais que ni l’une ni l’autre ne sont capable de briser définitivement malgré la jalousie, les rancœurs, les peurs, et les douleurs. Personne ne décrit aussi bien l’amitié comme Elena Ferrante ; ses deux héroïnes évoluent l’une avec l’autre, malgré la distance spatiale et émotionnelle ; chacune est un guide pour l’autre, un repère, bon ou mauvais. C’est destructeur, malsain, et en même temps, la seule réalité et la seule constance que Lila et Elena connaissent dans le chaos de leur vie ; ce tome reflète particulièrement bien ce point central.
Si vous aviez étudié, vous auriez aussi bien réussi que Gréco.
– Qu’est-ce que vous en savez ?
– C’est mon métier.
– Vous les profs, vous insistez sur les études parce que c’est votre gagne-pain. Mais étudier ne sert à rien, et ça ne sert permet même pas de devenir meilleur : au contraire, ça rend encore plus mauvais.
– Elena est devenue plus mauvaise ?
– Non, pas elle.
– Et pourquoi ? «
Lila enfonça le bonnet de laine sur la tête de son fils :
» On a fait un pacte, quand nous étions petites : la méchante, c’est moi.

Seul point noir de l’intrigue, qui fait son charme autant que cela l’alourdit : l’immobilisme d’Elena, bouffée par ses réflexions, ses humeurs, ses frustrations, sa rancœur envers Pietro et Lila, son désir de plaire à tout prix et sa capacité à encaisser l’inacceptable. Trop de fois, notre héroïne se remet en question, trop de fois le paraitre l’emporte sur ses sentiments et ses désirs, sur ses ambitions. Sa déférence pour Nino, notamment, pour sa belle-mère ou sa belle-sœur, la conduit à plusieurs reprises à manquer d’esprit critique. Elena pense, mais n’agit pas, et subit, encore et encore, et les lourdeurs, les longueurs s’accumulent au fil de l’intrigue. Alors que Lila devient plus apaisée et attachante dans ce tome, et si la force de réflexion d’Elena est tout à fait admirable, elle est parfois de trop, et notre héroïne devient vite insupportable par moment.
Comme d’habitude, elle croyait pouvoir entrer et sortir de ma vie sans se soucier de rien, comme si nous n’étions qu’une seule et même chose et qu’il ne fût pas nécessaire de demander « comment ça va, qu’est-ce qu’il y a de neuf, je te dérange ? »

Je languissais dans mon lit, frustrée par ma condition de mère de famille et de femme mariée ; tout avenir me semblait prisonnier de la répétition des rites domestiques, que ce soit dans la cuisine ou dans le lit conjugal, et ce jusqu’à la mort.
Ce troisième volet d’avère encore plus dense que les deux précédents, déjà très riche. Cette fois, il y a une espèce de maturité qui prend possession de Lila et d’Elena, qui les rapproche et les éloigne dans le même temps. Même si Elena se précipite dans une vie de frustrations et de désillusions auprès de son mari, elle parvient à se détacher de Lila, suffisamment pour pouvoir devenir elle-même. Malgré son immobilisme et ce paraitre parfois insupportable qui prend le dessus sur elle, Elena évolue grandement dans ce tome, et part réellement à la conquête de soi, d’abord intérieure, puis de plus en plus vers l’extérieur. A son tour, Elena se fait une autre expérience du mariage et de la maternité, jusqu’ici seulement liés à Lila et au quartier, et se trouve peu à peu elle-même.
Ce roman est, pour moi, celui du tournant dans la vie d’Elena, celui qui concrétise à plusieurs niveaux celle qui a toujours été au fond d’elle-même en la faisant passer de jeune fille innocente à une femme aux idées affirmés, et qui lui sont propres. C’est aussi le roman qui marque une rupture décisive et nécessaire entre Lila et Elena, une rupture autant physique qu’émotionnelle.
1 réflexion au sujet de “L’Amie Prodigieuse (3) : Celle Qui Fuit Et Celle Qui Reste, Elena Ferrante.”