
Un petit moment que je ne suis plus venue ici… la vie a fait que je n’ai plus eu beaucoup de temps pour les critiques et pour lire depuis la fin du mois de Juillet. Ma critique du dernier tome de l’Amie Prodigieuse, que j’ai fini il y a plusieurs moi déjà, sera donc certainement plus courte et moins dense que les précédentes, je m’en excuse par avance ! Cependant, il m’en reste un excellent souvenir, donc c’est avec plaisir que je vous parle tout de même de mon ressenti, sur l’ensemble de la saga !

Il y a des moments où ce qui nous entoure et semble devoir servir de décor à notre vie pour l’éternité – un empire, un parti politique, une foi, un monument, mais aussi simplement des gens qui font partie de notre quotidien – s’effondre d’une façon tout à fait inattendue, alors même que mille autres soucis nous pressent.

TITRE : L’Amie Prodigieuse (4) : L’enfant perdue.
AUTEUR : Elena Ferrante
ÉDITÉ PAR : Gallimard, collection Folio
NOMBRE DE PAGES : 640 pages
DATE DE PARUTION : 03 Janvier 2019
GENRE : Littérature Contemporaine
PRIX : 9,10€ (poche) / 23,50€ (grand format)
RÉSUMÉ : À la fin de Celle qui fuit et celle qui reste, Lila montait son entreprise d’informatique avec Enzo, et Elena réalisait enfin son rêve : aimer Nino et être aimée de lui, quitte à abandonner son mari et à mettre en danger sa carrière d’écrivain. Car elle s’affirme comme une auteure importante et l’écriture l’occupe de plus en plus, au détriment de l’éducation de ses deux filles, Dede et Elsa.
L’histoire d’Elena et de Nino est passionnelle, et bientôt Elena vit au gré de ses escapades pour retrouver son amant. Lors d’une visite à Naples, elle apprend que Lila cherche à la voir à tout prix.
Après avoir embrassé soixante ans d’histoire des deux femmes, de Naples et de toute l’Italie, la saga se conclut en apothéose. Plus que jamais, dans L’enfant perdue, Elena Ferrante nous livre un monde complet, riche et bouillonnant, à la façon des grands romanciers du XIXe siècle, un monde qu’on n’oublie pas.

Que vous dire de plus à propose de ce tome final que je n’ai pas dit à propos des trois qui lui ont précédé ?
– Tu habites toujours là-bas, sur la Via Tasso ?
– Oui.
– C’est pas pratique !
– On voit la mer.
– Qu’est-ce que c’est de là-haut, la mer ? Un peu de couleur. C’est mieux de la voir de près : comme ça tu te rends compte que c’est dégueulasse, c’est de la boue et de la pisse et ça pue. Mais vous qui lisez et écrivez des livres, vous aimez vous raconter des mensonges, pas la vérité.
Nous retrouvons Lila et Elena au point où nous les avions laissées. Elena a décidé de tout plaquer pour vivre avec Nino, l’homme qu’elle aime depuis toujours, et Lila semble avoir enfin trouvé, aux côtés d’Enzo, une situation stable avec son entreprise. La relation qu’elle entretient avec Enzo est tout bonnement touchante, et évolue de manière positive, puisqu’elle donne naissance à une petite fille, surnommée Tina. Pour Elena, en revanche, les relations avec Nino sont plus difficiles que prévu ; le jeune homme a fini par devenir exactement tout ce qu’il détestait chez son père ; lâche, infidèle, froid. Elena est très clairement reléguée au second plan, et si dans au premier temps elle accepte toutes les horreurs que lui impose Nino, incapable de quitter sa femme pour elle, notre héroïne décide à la fin de prendre son propre parti, et elle le quitte à son tour. C’est pour moi le point qui marque le plus l’évolution personnelle d’Elena ; elle a cessé, une bonne fois pour toutes, de choisir les autres, plutôt qu’elle-même.
Nous vivions dans un tel désordre ! Des fragments de nous-mêmes partaient dans tous les sens, comme si vivre signifiait s’éparpiller sans cesse.
Il y a toujours ce parallèle entre les deux amies, cependant ; au moment où la situation personnelle et professionnelle d’Elena s’arrange, qu’elle parvient à se trouver en tant que personne dans sa quête d’identité, Lila commence peu à peu à perdre la sienne. Sa situation stable redevient précaire ; sa relation avec Enzo est mise à mal, et pour couronner le tout, sa propre fille lui est arrachée. Dès lors, Lila devient l’ombre d’elle-même, tellement apeurée et meurtrie que plus personne ne peut la sauver d’elle-même, pas même Elena, qui s’efforce de la soutenir sans se perdre de nouveau en elle.
Je suis incapable de raconter la douleur de Lila. Ce que le sort lui réserva, et ce qui était peut-être aux aguets depuis toujours, tout au long de sa vie, ce ne fut pas la mort d’un enfant par maladie, par accident ou par un acte de violence, mais sa brusque disparition. Sa douleur n’eut rien à quoi se raccrocher. Il ne lui resta aucun corps inanimé à étreindre, désespérée, elle ne célébra les obsèques de personne, elle n’eut pas la possibilité de se recueillir devant la dépouille d’un être qui avait marché, couru, parlé et embrassé, avant d’être réduit à une pauvre chose abîmée. J’imagine que Lila eut l’impression qu’un de ses membres, qui une minute plus tôt faisait partie de son corps, avait soudain perdu forme et consistance, sans avoir subi de traumatisme. Mais la souffrance qui en dériva, je ne la connais pas suffisamment et ne puis l’imaginer.
C’est comme si les deux amies ne pouvaient être heureuses ensemble ; c’est l’une ou l’autre, et c’est tout le drame du récit, de toute la saga. Il n’y a pas de demi-mesure, pas de juste milieu, seulement des extrêmes ; la richesse ou la pauvreté, le pouvoir ou la soumission, le succès dans un domaine face à la défaite dans un autre. Ce contraste existe dans chaque aspect de l’histoire, comme pour insister sur le fait que la vie se résume simplement à une lutte entre deux camps qui s’opposent, tout comme dans le quartier où Lila et Elena ont grandi dans la peur et la haine des Solara et des Carracci. Les mouvement sociaux et politiques font écho à la guerre et au déchirement entre les deux amies ; parce qu’à la fin, en dépit de tout, Elena qui a toujours rêve de venir comme Lila, est parvenue à écrire sa propre histoire et à trouver son identité, alors que son amie si sauvage, à la personnalité si marquée, à l’intelligence si vive, n’a pas pu survivre à la sauvagerie du monde. L’enfant perdue, Tina, est tout simplement un moyen de souligner la propre perdition de sa mère, Lila, comme un écho à cette scène du tome 1 où Lila, elle-même, jette Tinù, la poupée d’Elena, dans le caniveau. Je trouve cette scène très significative ; un peu comme si, des années plus tard, c’était au tout d’Elena de propulser Lila dans le caniveau en lui jetant sa réussite au visage quand la vie de Lila n’est qu’un amas de fragments. Intéressant aussi de constater que le surnom de la petite fille de Lila est dérivée de celui de la poupée d’Elena…
Quand quelqu’un est amoureux, il est impossible de lui ouvrir les yeux.

La saga de l’Amie Prodigieuse m’a véritablement portée tout au long de ma lecture ; au risque de me répéter, il s’agit d’une formidable fresque sociale, avec ces personnages profonds et authentiques, qui cherchent à s’émanciper et contrecarrer le déterminisme social. Elena, tout comme Lila, représentent chacune à leur manière deux femmes fortes, aux antipodes l’une de l’autre dans leur manière d’affronter la vie et ses épreuves ; là où Elena est bien plus frondeuse qu’elle ne le pense, Lila, elle, fait preuve d’une détermination qui manque parfois de faillir. Dans cette saga, tout n’est pas rose ; c’est même loin d’être le cas, mais chacun des thèmes abordés de prêt ou de loin (l’émancipation, l’éducation, les relations familiales, amoureuses, amicales, les ambitions, la politique) résonnent dans les mots de l’auteure, pour finir en véritable apothéose dans ce dernier tome.
Un énorme coup de cœur littéraire pour ma part, une magnifique découverte que je conseille à tout le monde, en dépit de la richesse de l’intrigue, de sa densité et de sa dureté, parce que ce sont exactement ce qui en fait une lecture bouleversante.